4
Le cœur endormi
La porte devait faire treize pieds de haut et ni poignée, ni trou de serrure ni système de verrouillage n’étaient visibles. Néanmoins, Pereban s’avança, poussa de toutes ses forces et lui assena des coups puissants, ce qui la fit résonner comme un gong. Lorsqu’il se fut remis de son vacarme, Pereban essaya de trouver une prise sur les lourds panneaux afin de les mettre en mouvement, mais en vain. Il recula alors et fit appel à plusieurs mots de passe appris durant sa formation de prêtre. La porte ne frissonna même pas. Pereban lui donna un coup de pied.
— Voici mon châtiment, dit-il enfin. Je ne me suis pas assez flagellé. Je désirais échapper à l’enclos de mon temple et me voici enfermé dans une lune.
Il rejeta alors la robe de fourrure et utilisa l’abricot métallique dans sa sacoche pour se battre.
Le châtiment le réconforta par son caractère familier. Bien qu’il sût que les dieux étaient indifférents, il en était venu à croire qu’ils considéraient comme correctes ces pratiques parmi les humains. Cet exercice le réchauffa d’ailleurs davantage que sa robe en fourrure. Cependant, les anciens enseignements du temple pénétrèrent dans son esprit. Une citation, en particulier, lui revint, qui était écrite dans un vieux volume rédigé bien avant les révélations de la Déesse. Elle disait :
« Celui qui cherche quelque chose et ne le désire pas vraiment ne le trouve pas, même s’il l’a entre les mains. Mais celui qui recherche l’objet le plus rare du monde et le désire vraiment le découvrira, même si une colline l’a recouvert. »
« Fort bien », se dit Pereban en reprenant sa flagellation encore plus vigoureusement.
« Et en arrivant devant une porte, combien la trouveront fermée ? Mais celui qui veut vraiment entrer n’aura qu’à frapper et la porte s’ouvrira. »
Lorsque ces citations lui eurent traversé l’esprit un nombre de fois suffisant et qu’il fut suffisamment réchauffé, le bras fatigué, Pereban remit sa robe, récupéra l’abricot et se tourna vers la porte.
— Est-ce que je désire vraiment entrer ? demanda Pereban. Châtiment ou destinée, je ne puis que continuer. Je l’accepte. (Il frappa doucement à la porte et dit :) Ouvre-toi, s’il te plaît.
La porte s’ouvrit.
Un autre eût lâché un éclat de rire ou un juron, mais le jeune prêtre avait recouvré sa sérénité. Il franchit la porte de fer d’un pas paisible et regarda autour de lui.
L’environnement était constitué d’une salle allongée carrelée de cristal ou clignotaient de faibles lampes. L’éclairage semblait irréel et fantasmagorique, comme si la pièce était remplie d’eau. Pereban avança tout de même et ne tarda pas à arriver à une allée de piliers blancs. Au bout de cet alignement se trouvait un bassin de liquide d’encre. L’autre côté du bassin était une couche drapée d’argent et aux tentures dorées. Quelque chose y dormait-il ? Comme il cherchait à voir, tout le sol entre le bassin et la couche se releva brutalement. Comme promis, c’était un chien blanc colossal, plus grand qu’un lion, avec des cornes de taureau, des yeux pareils à des roues de feu et des dents de crocodiles. Ayant remarqué Pereban, puis bavé et grogné, il se dirigea vers lui.
Mais Pereban, qui n’avait rien pour se défendre, fronça les sourcils et songea à la façon dont il avait vaincu la porte.
— Je dois continuer ma tâche, dit Pereban tandis que le chien raclait le sol de ses griffes de léopard. Je dois donc véritablement désirer vaincre cet animal.
Le chien continuait d’avancer d’un pas prudent, la gueule ouverte. Pereban avança à grands pas pour l’affronter. Le chien hésita et Pereban le rejoignit alors, la tête au même niveau que la sienne. Il plongea son regard dans ses yeux flamboyants.
— Quelle que soit la taille de tes accessoires, dit Pereban à la créature, tu n’es qu’un chien. Obéis-moi !
Le chien sembla hésitant. Pereban songea à l’abricot, le sortit et le montra au chien, qui parut très surpris. Pereban jeta l’abricot au loin.
— Va chercher ! s’écria Pereban.
Le chien fit volte-face et partit en bondissant à la suite du fruit, la queue (Pereban remarqua que c’était un serpent) remuant de plaisir.
Pereban s’avança vers la couche. Il écarta les tentures pour découvrir une vieille reine. Car si sept cents années de Dooniveh n’en faisaient que soixante sur terre, elles suffisaient à ternir la fleur d’une jeune femme.
Mais, naturellement, comme pour le reste, l’aventure du prêtre resta fidèle aux mythes. Car son sommeil était enchanté, et la maîtresse du pays de lune allongée devant lui était une jeune fille mince et pâle comme la tige d’un iris blanc, avec une chevelure de topaze. Elle portait une robe de pourpre brodée de diamants jaunes ; sur son front reposait une tiare en or ; entre ses mains se trouvait une petite cassette d’argent sombre qui semblait bizarrement palpiter au rythme de son souffle, tandis que montait et descendait sa poitrine.
Pereban connaissait maintenant sa leçon. Il ne la toucha point, mais il se pencha sur elle et lui dit à voix basse :
— Réveille-toi.
Et la magnifique reine de Dooniveh, qui dormait depuis sept cents ans de la lune, soit cinquante-huit ou soixante de la terre, se réveilla.
Ses yeux avaient la couleur lumineuse du ciel estival de Dooniveh, et ils étaient tout aussi froids, mais beaucoup plus vides. Elle observa Pereban sans aucune surprise. Elle déclara :
— Tu m’as sortie de mon sommeil.
— Effectivement.
— Tu n’es pas le premier. D’autres l’ont déjà fait. A notre mutuel regret.
Cela, par contre, n’était pas en accord avec la mythologie.
— Ce serait donc contre ta volonté que je t’aurais réveillée ?
— Oui, dit-elle en le considérant de ses yeux froids et cruels. Car tu n’es pas celui qui aurait dû le faire, comme pour les précédents.
— Je vais donc te laisser. Tu peux reprendre ton sommeil.
— Cela est impossible. Pour l’instant du moins. L’enchantement du sommeil est rompu et, tant que je n’aurai point réagi en rompant à mon tour ton orgueil, ta volonté, et en te ridiculisant, je ne pourrai user à nouveau de sa magie.
Ayant prononcé ces paroles peu rassurantes, la reine de Dooniveh quitta sa couche ; elle plongea alors dans le liquide noir du bassin quelque chose qu’elle prit dans sa cassette. Il s’enfonça au fond de l’eau en produisant une sorte de tremblement. Puis elle sembla palpiter lentement comme si elle respirait à son tour.
— Qu’as-tu jeté là-dedans ? demanda Pereban, qui n’avait rien de mieux à dire pour l’instant.
— Mon cœur. Puisque ni toi ni moi n’en avons l’usage.
Le redoutable chien revint alors en bondissant et plaça tout doucement l’abricot aux pieds de Pereban.
— Bon chien, brave chien, dit Pereban en caressant le monstre entre ses cornes.
Le chien sourit, bava, et le serpent s’agita.
— Ah, fit la reine, qui parut alors légèrement intéressée. Tu n’es pas exactement comme les autres. Ils avaient jeté des sorts et des potions à cette bête et m’avaient réveillée par un baiser.
— Je suis prêtre, dit Pereban. (Il rougit et détourna le regard de ses yeux sans aménité.) Je ne dirai pas que je n’ai jamais péché, mais je n’ai jamais satisfait mes désirs avec un homme ou une femme.
— Et la porte de fer : as-tu fait venir cent guerriers pour l’abattre, ou bien as-tu utilisé un feu magique pour la fondre ?
— Non, j’ai frappé et demandé à entrer.
La reine croisa ses bras blancs. Elle s’assit au bord du bassin et posa les yeux sur son eau qui palpitait.
— Je m’appelle Iduné, dit-elle. Je vais te conter ma brève histoire, car, si j’ai eu une longue vie, j’ai passé la majeure partie du temps à dormir. Et mon cœur, qui se trouve maintenant dans ce bassin, est encore endormi. Car celui dont a parlé la prophétie n’est jamais venu réveiller mon cœur. Celui-ci dort et rêve tandis que je reste sans cœur. Mais voici.
Elle lui conta donc son histoire.
Elle avait régné seule sur sa ville-palais et son sinistre pays jusqu’à sa cent quatre-vingt-douzième année, époque à laquelle elle avait seize ans. Elle consentit alors à se marier et à donner un roi à son royaume. Elle le choisit dans sa cour de princes et de soldats, d’érudits et de mages. Il était beau et noble, tous approuvèrent son choix. Iduné, bien qu’elle n’aimât point cet homme, ne le trouvait pas repoussant. Le quatrième jour sans nuit du milieu de l’été arriva, jour du mariage. Mais, alors que le couple royal se tenait main dans la main dans la grande salle où s’accomplissaient ce genre de rites et de cérémonies légales, des cris de panique s’élevèrent des rues. Une étincelle enflammée avait jailli du soleil et se précipitait, en un sillage incendiaire, en direction du palais. Elle heurta le sol dans un grondement et des flammes à l’intérieur d’une cour en dessous de la salle des mariages. Lorsque le vacarme de l’explosion se fut tu, une voix lança alors ces paroles :
— La Reine de la Lune ne peut épouser que le Seigneur du Soleil, Roi d’Or, elle dont la chevelure solaire a attiré son attention. Qu’elle invoque donc le sommeil et passe ainsi les siècles, si elle ne veut point de lui, puisque toutes les autres liaisons connaîtront le chagrin et le mécontentement. Son cœur se brisera et son mari sera disgracié.
La voix se tut. Iduné remit le mariage et convoqua ses magiciens.
Trois jours-nuits de l’été, ils s’activèrent à leurs divinations. Ils finirent par se présenter devant Iduné et son fiancé et parlèrent alors en chuchotant.
Le monde de leur soleil était incompréhensible aux habitants de Dooniveh, pourtant il influençait à ce point leur vie qu’ils pouvaient difficilement en ignorer les caprices. La prophétie du soleil se tenait, tous les présages le confirmaient. La Reine de la Lune devait épouser le Seigneur du Soleil. Ce serait une folie de s’opposer aux augures.
Iduné retarda donc son mariage de trente ans (deux et demi de la terre) afin de donner au Seigneur du Soleil le temps de se manifester.
La cité sentait déjà que sa reine était condamnée. Mais, comme le gouvernement existait à peine et comme la population était en majeure partie sans ambition, mélancolique et indécise, nul n’eut beaucoup de peine dans cette affaire.
Lorsque les trente années se furent écoulées et que nul Seigneur du Soleil n’eut fait son apparition, Iduné annonça en public qu’elle allait finalement épouser le mari qu’elle s’était auparavant choisi, le prince doonien qui rongeait son frein.
Elle le fit.
Le mariage dura quelques saisons, à la fin desquelles Iduné annonça en public son erreur d’avoir été à l’encontre de la volonté du soleil. L’union était sans amour, sans enfant, sans but, et (pis que tout) morose. Cela était naturellement mis sur le compte du courroux du soleil délaissé.
Ayant divorcé, Iduné se retira du monde dans la salle en dessous de la ville. Là, gardée par une bête magique, elle s’arrangea pour extraire son cœur (ou plutôt son essence intrinsèque et non physique) et l’enfermer en sécurité dans une cassette. Elle y avait déjà discerné une ébréchure ou deux et redoutait qu’il fût brisé. Elle invoqua alors le sommeil magique. Seul son amoureux précité descendu du soleil oserait la réveiller.
Le roi divorcé, en attendant, continua de régner sur Dooniveh, de la manière qu’il pouvait et qu’il lui serait permis. En matière de titre, il n’était plus roi mais simple seigneur.
Le temps passa donc et finalement, un jour d’été un jeune homme à la chevelure dorée, ou du moins plus blonde que de coutume, arriva au palais en disant qu’il descendait du cercle du soleil et désirait épouser la reine pour devenir roi de Dooniveh.
Il lui fut expliqué qu’il devait d’abord passer par une porte infranchissable, vaincre un monstre féroce, puis l’enchantement qui plongeait la reine dans le sommeil. Rien de tout ceci ne sembla le surprendre et il parut déjà conscient de ces faits, bien que sa chute de son monde natal, le soleil, l’eût bizarrement privé de tout souvenir de celui-ci. (Certains dirent même que ce jeune homme ressemblait curieusement à l’un des princes secondaires de la cour, que l’on ne voyait point en ville depuis quelques centaines d’années, quoiqu’un camp d’éleveurs d’ours des montagnes l’eût parfois repéré, en train d’errer et de marmonner.)
Or, donc, ce soupirant à la chevelure légèrement dorée parvint à briser la porte, à vaincre la bête en lui jetant une drogue dans la gueule et à réveiller Iduné en la prenant de force.
Puisqu’il fut jugé qu’il s’était ainsi conformé aux instructions, Iduné sortit de son isolement et l’épousa. Le roi précédent fut détrôné, bien qu’on l’appelât encore Seigneur. Mais le nouveau venu joua au roi à Dooniveh jusqu’à ce que, au bout de quelques saisons, la reine vînt à nouveau annoncer sa disgrâce en public.
Le mariage avait mal tourné, comme le premier. Il ne se pouvait qu’il fût un imposteur, mais peut-être n’était-il pas issu de la bonne famille solaire.
Iduné divorça donc encore. Il régna alors sur Dooniveh sous le nom de Seigneur Second, en compagnie du Seigneur Premier, le roi précédent (l’alliance étant tout aussi malheureuse que les deux mariages). Iduné se retira de nouveau dans son sommeil magique.
Naturellement, il vint par la suite un nouveau soupirant aux cheveux légèrement jaunâtres. Il procéda exactement de la même manière que le Seigneur Second dans ses intentions et ses buts. Bientôt, après les habituels amnésie solaire, fonte de porte, ensorcellement de chien, violence labiale, épousailles, mésentente conjugale et divorce, il finit exactement de la même manière sous le nom de Seigneur Troisième.
Il s’ensuivit une période de paix, durant laquelle la reine Iduné continua de dormir, tandis que le Seigneur Premier établissait sur la Cité Brillante sa très nette, quoique vieillissante, domination.
Finalement, toutefois, par une nuit-jour estivale, des observateurs remarquèrent un nouveau grain scintillant qui tombait dans les airs. La cité se rassembla, un peu nonchalamment. Un cortège s’organisa et sortit récupérer Pereban tombé du ciel, pareil à un coquillage sur la plage.
Quelle avait donc dû être la combinaison de sentiments du Seigneur Premier, sans parler des Seigneurs Second et Troisième ? La jalousie, la terreur révérencielle, le soupçon et la superstition, l’amertume, l’embarras de la honte et le sens du devoir.
Pereban, le cerveau baignant désormais dans cette histoire, considéra la reine abattue, cette fille antique aux yeux acérés comme des lames de rasoir.
— Ma dame, tu n’as rien à craindre de moi. Dans de telles circonstances, je n’aspirerai point à devenir ton quatrième époux. J’admets librement que je ne suis point tombé de votre soleil, mais d’un autre monde dont j’hésite à décrire l’existence.
Iduné regarda dans le bassin, où le reflet de Pereban continua de vaciller.
— Pourtant, tu es d’une beauté peu commune et tes cheveux sont cette fois-ci de la teinte voulue. Peut-être mens-tu. Peut-être es-tu mon véritable amant prédestiné et n’apprécies-tu point mon apparence, en fin de compte.
— Ta beauté me laisse pantois.
— Mais tu as assez de souffle pour me le dire. Tu dis aussi que tu ne veux pas de moi. Il est possible que le Seigneur Premier t’ait dit que je lui ai mordu et arraché le lobe de l’oreille en un accès d’anxiété. Ou bien est-ce le Seigneur Troisième qui aura bavardé et raconté que j’ai mis dans son vin un médicament qui lui dérange la vessie ? Ou alors le Seigneur Second a parlé de l’ennuyeux épisode du verre pilé que j’ai fait tomber dans ses sous-vêtements.
— Ma dame, dit rapidement Pereban, tu n’as rien à te reprocher. Tu n’as pour l’instant aucun cœur, ainsi que tu me l’as dit.
— C’est exact. Ce qui me rappelle que tu ne peux être le Seigneur du Soleil, car mon cœur s’éveillerait à son approche, où qu’il fût. Il ne pourrait subsister de doute.
Iduné poussa un soupir, de telle sorte que le reflet de Pereban ondula et disparut de l’eau.
— Que me reste-t-il donc à faire ? demanda-t-elle. Moi, je languis, si mon cœur continue de dormir.
— On nous enseigne que les dieux ne se soucient point de nous. Il nous faut donc chercher de quoi nous guider en nous-mêmes.
Iduné leva les yeux. En eux, il reconnut un instant une sombre aspiration depuis longtemps non satisfaite.
— Il te faut donc chercher ce guide, dit la reine. Tu as troublé mon repos. Je t’accorde les sept jours de l’été pour trouver une solution au sort du soleil. Et si tu échoues, je te ferai déchiqueter par les ours blancs, puisque je suis actuellement sans cœur, ainsi que tu me l’as rappelé.
Pereban demanda une petite chambre sans mobilier qu’il put arpenter tranquillement, où il put s’asseoir sur le sol, manger frugalement, se battre avec l’abricot tout en continuant de réfléchir. Ayant traversé de si nombreuses épreuves extraordinaires, il ne se croyait pas déjà promis à la mort. Une idée devrait donc lui venir afin de sortir de sa triste situation. Iduné la reine sans cœur. Étant absolument certain de cela, naturellement, une solution se présenta assez rapidement.
Pereban rendit une seconde visite au chien monstrueux dans le palais souterrain et joua avec lui à une fatigante mais agréable séance de Va chercher.
Le dernier jour de l’été commença. Le givre étincelait sur les pinacles de la Cité Brillante et sur le sol de la chambre qui l’on avait donnée à Pereban... car il avait cessé de se payer sa propre tête et avait repris la plupart des exercices du temple, ce qui le soulageait grandement.
En fin de journée, probablement vers minuit sur terre, Iduné arriva en balayant le givre de sa robe. Elle était suivie des trois seigneurs, de plusieurs mages et sages et du maître ours principal, qui considéra Pereban d’un air de tristesse compatissante.
— Ta réponse, voulut savoir Iduné sans le moindre préambule.
— On t’a annoncé un destin et une prophétie, dit Pereban. Tu les as tous deux mal entendus et mal interprétés.
— Quoi ! s’écria Iduné.
Sa cour resta bouche bée et le maître ours s’agita un peu moins.
— Répète-moi le message que la voix a envoyé la veille du premier mariage.
Iduné désigna un mage dont la mémoire était notoire. Il rapporta fidèlement les paroles fatales :
— La Reine de la Lune ne peut épouser que le Seigneur du Soleil, Roi d’Or, elle dont la chevelure solaire a attiré son attention. (Toute la cour se répandit alors en gémissements pour dire que ce n’était qu’un fait, que leur reine était sans égal et que sa chevelure jaune était adorable. Mais Iduné les foudroya du regard et ils se turent. Le sage continua :) Qu’elle invoque donc le sommeil et passe ainsi les siècles, si elle ne veut point de lui, puisque toutes les autres liaisons connaîtront le chagrin et le mécontentement. Son cœur se brisera et son mari sera disgracié.
— Et c’est pour cela que tu as attendu ou t’es donnée à d’autres qui étaient capables de t’arracher au sommeil sinon à éveiller ton cœur.
— Oui, dit Iduné d’une voix terrible. Me dis-tu ce que je sais déjà ? Je suis ici et il n’est point venu. Où est la nouveauté ? J’espère que les ours royaux ont leurs griffes parfaitement acérées.
Pereban eut un sourire grave.
— Dans quelle partie du message est-il dit que le Seigneur du Soleil viendra à toi ? demanda-t-il avec une grâce suprême.
— Il dit que je ne peux épouser que lui. Que je dois l’accepter ou être condamnée. Comment cela se peut-il s’il ne vient me chercher ?
— Rien ne dit qu’il doive tomber du soleil pour le faire.
Il y eut assurément un long silence après cela.
Finalement, Iduné s’approcha de Pereban et le fixa de ses grands yeux d’hiver.
— Mais comment, alors ?
— Tu es manifestement une sorcière. Il faut que tu conçoives un enchantement d’ascension. Car je crois qu’au lieu d’attendre ici-bas tu dois monter rejoindre ton mari. Tu étais destinée à t’élever vers lui et non à l’attirer ici sur ce rocher glacial. T’ayant invitée, il ne fait aucun doute qu’il aura attendu ta venue en son royaume avec autant d’inquiétude et de tristesse que toi dans le tien. Il faut espérer que sa jeunesse soit aussi durable que la tienne, sinon tu seras passée à tout jamais à côté de ta chance.
Iduné poussa un cri terrible. Elle rassembla sa cour autour d’elle et la traita de manière fort peu courtoise. Pereban lui rappela :
— Ne perds plus une seconde. Si tu es capable de faire ce voyage, entreprends-le sur-le-champ.
— Tu m’accompagneras, dit-elle avec un regard qui l’implorait autant qu’il le menaçait.
Pereban ne regimba point.
— Va chercher un ours ! s’exclama la reine. (Et, comme le maître ours protestait :) Pas pour le dévorer, pour qu’il soit chevauché, vieux fou ! hurla-t-elle.
L’ours fut amené. La reine Iduné et Pereban le jeune prêtre montèrent dessus. Sans autre cérémonie, ils quittèrent la ville pour la plage dans le sillage du soleil errant.
Sur le rivage, dans la lumière crépusculaire de l’automne, Iduné leva ses bras pâles hors des manches pourpres et appela les baleines des profondeurs.
Les fantastiques créatures bizarres remontèrent, portées par leurs ailes-nageoires. Et chacune d’elles souffla les eaux de la lune, de telle sorte que ces fontaines dissimulèrent le ciel dans un entremêlement d’encre et de lait.
Iduné, qui était assurément une sorcière, bien que différente de celles de la terre, communiqua alors avec les baleines. Elle le fit dans une autre langue, semblable à un chant ténu et aigu, qui finit par faire mal aux oreilles de Pereban, et l’ours blanc grogna et partit le long de la plage.
— N’essaie point de m’abandonner, ordonna la reine à Pereban. Il en vient une qui nous conduira sur la route que tu m’as conseillée.
Mais Pereban avait seulement considéré le faible soleil suspendu maintenant au-dessus du rivage. Il se demandait si, après tout, les flammes solaires ne seraient pas trop féroces pour être approchées. Cela ne semblait pas probable, vu la faiblesse du cercle.
Les baleines replongeaient maintenant sous les eaux. Un moment, tout fut immobile, comme si aucune vie n’habitait l’océan. Mais il se produisit bientôt une vague si colossale qu’elle parut rehausser la ligne d’horizon et que les eaux se précipitèrent sur le rivage et dépassèrent la reine et le prêtre aussi haut que la poitrine ou les épaules... mais elle avait érigé une sorte de barrière magique qui empêcha l’eau épaisse de les balayer. La mer tout entière parut alors se fendre et il en sortit une baleine si énorme qu’elle ressemblait à une montagne vivante faite d’une unique perle grise. Cette créature, en tournant dans son bond, replongea en une courbe parfaite, mais elle ne s’immergea pas totalement et leur présenta son dos semblable à une île au milieu du maelstrom bouillonnant.
— Voici notre chariot, dit Iduné.
Elle s’avança alors dans la mer, qui la porta, et Pereban la suivit en découvrant que les eaux le portaient également, tant elles étaient denses et surnaturelles. Ils purent ainsi rejoindre le dos de la baleine. Ils virent en s’approchant que les rides et les plis de sa peau formaient de véritables sentiers et allées qu’emprunta Iduné, suivie par Pereban. Ils atteignirent ainsi le haut de la baleine et y trouvèrent une sorte de crête à laquelle Iduné s’attacha à l’aide de sa ceinture de diamants.
— Quant à toi, dit-elle à Pereban, accroche-toi à ma taille et en aucun cas tu ne devras me lâcher, sinon tu seras englouti dans les eaux ou projeté dans les airs.
— As-tu donc déjà voyagé de la sorte ?
— Non, mais un certain nombre de mes ancêtres l’ont fait, mais tu ne mérites pas de connaître leur histoire.
— Et ces ancêtres en question ont-ils ainsi visité le soleil ?
Iduné ne répondit pas. Elle siffla à l’adresse de la baleine.
A ce signal, elle plongea droit dans l’océan et ils furent emportés avec elle.
Quel plongeon ce fut ! Ce fut une heure de terreur et de grondements, tandis que le noir et le blanc immêlables passaient en bouillonnant, formant des dessins absurdes mais incessants. La sorcellerie d’Iduné les avait placés dans une sorte de cache d’atmosphère et Pereban la serra si fort qu’Iduné le morigéna. Après le plongeon... ce fut le saut. La grande baleine se souleva à une telle vitesse que la mer ne fut plus que brouillard, puis elle en traversa la surface et ils fendirent le ciel de Dooniveh comme une flèche, encerclée par les roches sirupeuses de l’eau.
La mer et la terre froide s’éloignèrent comme elles s’étaient auparavant rapprochées.
Le soleil vint à leur rencontre au sommet du bond colossal de la baleine.
La chaleur emplit l’air, puis de l’or, et ils ne furent plus que trois créatures dorées. Pereban contempla les banderoles de gaz enflammé qui écumaient hors de la surface du disque solaire.
— Et le feu ? cria-t-il à Iduné.
Mais elle ne lui accorda aucune réponse et il ne put que se fier à sa magie. Car ses radiations ne semblaient plus alors aussi douce qu’auparavant.
Un instant de plus et une flamme comme sortie d’une fournaise les enveloppa.
La baleine échappa à la flamme. Iduné saisit et cassa sa ceinture de brillants, dispersant les pierres dans l’espace.
— Tiens-toi bien, lui commanda-t-elle en hurlant dans le vent de leur vol et le sifflement, les crépitements des vapeurs en flammées.
Pereban jugea utile de s’exécuter. Et quand Iduné quitta le dos de la baleine, il fut précipité avec elle.
La bête marine s’éloignait déjà, retournant vers son profond océan. Mais, par sorcellerie, élan, ou magnétisme solaire, ils continuèrent de tomber vers le haut et le cœur brûlant du soleil.
Une plongée dans les profondeurs, un bond vers le ciel, un passage à travers le feu...
La chaleur était devenue intense, mais Iduné, résolue, hurlait des sortilèges. Pereban se considérait grillé mais non pas frit, et il découvrit qu’il pouvait respirer l’air de ce four. Ils tombèrent rapidement, à travers des auras enflammées et des jets de lave, dans un bain brûlant de nuages. Puis ils churent en vrille dans un ciel d’un jaune orchidée.
— Nous allons mourir. Moi, qui aurais pu vivre mille ans ou plus...
Ainsi se lamenta Iduné, frappant Pereban qui s’accrochait à elle tandis qu’ils tombaient comme s’ils ne faisaient qu’un.
— Dormir n’est point vivre, la reprit Pereban. D’ailleurs, bien que l’air d’ici soit plus volatile que celui de Dooniveh, nous ne descendons pas à une vitesse excessive. De plus, ne connais-tu point de magie qui puisse ralentir notre chute ?
— Tu pourrais le faire toi-même si tu te débarrassais des objets lourds et inutiles que j’entends tinter dans ta poche.
— Tu fais la difficile. Je ne jetterai rien.
— Très bien. Mais, en matière de magie, je suis impuissante en ce domaine.
Pereban n’admit point la logique de cela, mais Iduné demeura inflexible. En attendant, ils continuaient de tomber.
Le ciel s’éclaircit soudain en dessous d’eux. Le pays du soleil de la lune se révéla comme un tapis déroulé teint de safran.
Il était beau et étrange, comme le pays de la lune avait été étrange sans être beau.
Pereban et la reine Iduné contemplèrent tout cela.
Aucune montagne n’était visible, il n’y avait que des collines rondes et ondoyantes et des vallées. Par endroits, des lacs scintillaient, comme si chacun était posé dans une cuillère en or. Une forêt couleur pêche bronzait le long des rives d’un fleuve de vin blanc ; des arbres plus nobles encore, de la teinte beurrée des crocus, se regroupaient autour d’un imposant édifice.
— Un palais ou un temple. Nous allons nous fracasser sur son toit, fit froidement observer Iduné.
A cet instant, leur chute fut stoppée. Une barrière élastique les heurta et les renvoya dans les airs, mais elle les recueillit lorsqu’ils retombèrent immédiatement. Un énorme filet avait été suspendu entre les arbres, jouxtant immédiatement le secteur de leur descente. Ils étaient affalés dessus, saufs hormis dans leur dignité.
— Quelle chaleur ! s’exclama Iduné, peut-être spontanément ou dans un effort pour garder son sang-froid.
Pour Pereban, le temps du soleil de la lune ressemblait à celui d’un après-midi idyllique de fin de printemps ou du début de l’été. Il s’étira dans le filet, pris d’une langueur de faiblesse, conscient du chant des oiseaux (apparemment absents sur Dooniveh) et d’autres bruits d’êtres vivants de la forêt. Le ciel souriait dans sa lumière douce et incessante. Dans ce pays devait régner un jour perpétuel. Pereban fut à nouveau pris d’un regret poignant en songeant brutalement à la terre, où il y avait aussi des nuits, où le froid alternait avec la chaleur. Au même instant, il entendit des notes aiguës de trompettes et le martèlement de tambours.
— Un cortège arrive, dit Pereban à la reine. Ta venue était attendue. Ce filet providentiel en est bien la preuve.
— Mais je suis toute en désordre, protesta Iduné, qui l’était effectivement.
Le filet commença alors à descendre et les voyageurs furent déposés sur la pelouse de miel, devant l’édifice qu’ils avaient auparavant contemplé d’en haut. Tout près, la procession émergea de la forêt.
Ses membres, du premier au dernier, étaient uniquement vêtus de noir et, bien qu’il pût s’agir de guerriers, d’érudits, de musiciens ou de personnes de la classe régnante, pas un seul geste ou la moindre expression qui parût accueillant. Même chez les grosses salamandres jaunes que beaucoup chevauchaient.
Au milieu de cette foule se trouvait un chariot de bronze enveloppé de rideaux sombres où étaient brodés des crânes.
— Ma dame... avança Pereban.
— Nous sommes arrivés trop tard, ainsi que tu l’avais prédit.
Dans son désarroi, elle était charmante et pitoyable, mais nul chagrin, puis nulle rage ne se peignit sur son visage.
Au bout d’un instant, un noble aux cheveux jaunes s’avança vers eux sur l’un des lézards.
— Dame, dit-il sans préambule, si tu es la Reine Blanche du pays en dessous de nous, il faut que tu saches que tu as été trop lente à réagir. Notre roi, Kurim, t’a attendue et a prolongé sa jeunesse et ses forces. Ton pays glacé et nu nous est inamical et il ne pouvait aller te chercher, aussi t’avait-il envoyé son messager. N’ayant reçu aucune réponse, il avait fini par supposer que tu ne t’intéressais point à ce mariage, bien que tout autre fût destiné à ne t’apporter aucune joie. Il permit donc à sa vie de suivre son cours royal et il est mort il y a trente heures à peine. Nous le transportons maintenant pour qu’il subisse les derniers rites, dans ce bâtiment que tu vois.
Iduné inclina la tête, mais ce fut tout.
Le seigneur sur la salamandre lui dit :
— Par déférence pour ton rang, et en raison de ce qui aurait pu advenir, nous te permettrons de suivre le char funèbre et de joindre tes larmes aux nôtres.
— Un tel exercice serait inutile. Je n’ai pas de larmes.
Le seigneur la considéra avec déplaisir. Puis, faisant signe au cortège, il le conduisit entre les arbres couleur de crocus et à l’intérieur de la bâtisse à colonnes.
Lorsque les robes noires, les lézards et les tambours eurent disparu hors de vue et d’ouïe, Iduné lança un regard à Pereban.
— Me voici naufragée dans un pays étranger, sans aucun rang, ni mari ni sorcellerie. C’est ta faute si j’en suis réduite à cela.
Pereban répondit :
— Ton injustice à mon égard est normale. La vie elle-même est injuste et cruelle. Mais je vais t’offrir maintenant ce que j’ai emporté de chez toi, puisque, dans ta hâte, tu l’avais oublié... car j’avais pensé que tu pourrais en avoir besoin pour ton mariage.
De la poche bruyante de sa robe dont elle s’était plainte, il sortit la cassette en argent qui contenait le cœur de la reine, ou son essence, endormi. (C’était cela que le redoutable chien était allé chercher pour lui dans le bassin d’encre au cours de leur dernier jeu.)
— Mon cœur, dit Iduné en contemplant la cassette. A quoi pourrait-il me servir maintenant ? Si je le reprends (car son sortilège persiste même ici), je souffrirai les affres du désespoir, mon cœur s’éveillera, se brisera et je mourrai.
Pereban lui tendit la cassette, qui semblait danser sous son étreinte en des palpitations étranges. Iduné la prit et l'ouvrit. Elle se détourna et en avala en cachette le contenu. Ceci fait, elle jeta le récipient. Elle resta comme une statue, puis poussa un petit cri. Le jeune prêtre crut qu’elle allait tomber sans vie sur le gazon.
Mais elle fit volte-face vers lui, les cheveux au vent et les yeux enflammés.
— Mon cœur, oh, Pereban, mon cœur est éveillé et il me dit des choses. Il dit que si je l’avais écouté depuis le début, les choses ne se seraient pas passées ainsi. C’est un cœur en colère, Pereban. (Puis elle éclata de rire.) Il me dit maintenant : « Entre dans la maison de la mort. »
Cela dit, Iduné se précipita parmi les arbres et disparut entre deux colonnes. Pereban, hébété, la poursuivit.